Face aux Chinois, le français Alstom montre ses muscles

Plus efficace, plus numérisé, le champion français du ferroviaire se renforce avec le rachat du canadien Bombardier, validé par la Commission européenne. De quoi être mieux armé pour affronter le géant chinois CRRC.

Il a bûché pendant des mois, mobilisé ses ingénieurs, ses juristes et la banque d’affaires Rothschild afin d’apporter toutes les garanties exigées par la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager. Cette fois-ci, le P-DG d’Alstom, Henri Poupart-Lafarge, ne voulait rien laisser au hasard. Il faut dire que l’an dernier la commissaire danoise avait retoqué son premier projet de fusion entre son groupe et la division transport de Siemens. Certes, elle n’avait fait qu’appliquer la loi. Le duo aurait été trop monopolistique dans certains pays et trop puissant sur le marché de la signalisation ferroviaire. Mais elle l’avait fait sans ménagement, et sans céder face aux réprobations d’Emmanuel Macron et Angela Merkel. Circulez ! Alors, pour son nouveau projet de noces avec son concurrent canadien Bombardier Transport, le P-DG d’Alstom a limité les prises de parole, et s’est bien gardé d’ameuter les responsables politiques. «On est resté plus profil bas, plus technique», reconnaît-il.

Bien vu. Cette opération à 6 milliards d’euros, qui sera finalisée début 2021, fera de cet attelage baguette-caribou le numéro 2 du transport ferroviaire mondial, avec un chiffre d’affaires cumulé de 15,5 milliards d’euros. De quoi scotcher sur place Siemens, numéro 3 (8 milliards d’euros), et réduire l’écart avec le géant parapublic chinois China Railway Rolling Stock Corporation (CRRC), numéro 1 du secteur (28 milliards). Evidemment, pour satisfaire Bruxelles, Alstom et Bombardier devront lâcher des pans de leurs business. La plateforme Talent 3, l’investissement dans le train à grande vitesse Zefiro et l’usine de Hennigsdorf, près de Berlin, côté Bombardier. Les trains Coradia Polyvalent et l’usine de Reichshoffen, en Alsace, côté Alstom. Mais, de l’avis des spécialistes, ça ne sera pas de nature à les affaiblir. «Seule une commande de la région Grand Est fait vivre Reichshoffen, qui va de sauvetage en sauvetage, et elle se tarira en 2024», rappelle l’économiste des transports Yves Crozet.

Et une victoire pour l’équipe de France ! Pas n’importe laquelle, du reste. Bien des commentateurs avaient raillé, et peut-être à raison, le dépeçage d’un conglomérat emblématique des Trente Glorieuses – l’ancien Alstom était aussi présent dans l’énergie et les télécoms. Certains craignaient que le «spin-off» de la division transport, en 2015, signe la fin des ambitions françaises dans le ferroviaire. Eh bien, ils avaient tort. Depuis qu’il s’est recentré sur son activité de constructeur de matériel et de fournisseur de services ferroviaires, notre fabricant s’est relevé, internationalisé, rationalisé, numérisé. En un mot, galvanisé. Au point de devenir l’un de nos rares champions capables d’absorber un compétiteur étranger sur le grand échiquier mondial.

Seul, le père du TGV ne se débrouillait déjà pas si mal. En témoigne un carnet de commandes record, à 41 milliards d’euros. Ou encore le cours de l’action – il a doublé en cinq ans, à 50 euros. Cela dit, son chiffre d’affaires faisait du surplace depuis deux ans. La solution canadienne devrait lui ouvrir plus grandes encore les portes de l’Amérique du Nord, un territoire où le ferroviaire est en croissance. Elle devrait aussi lui permettre d’innover plus vite. «Nos investissements cumulés en recherche et développement atteindront 700 millions d’euros par an, ce qui devrait nous rapprocher de l’effort de R&D fait par CRRC», pronostique Henri Poupart-Lafarge, HPL pour les amis. A l’écouter, la menace chinoise est sérieuse. Bien qu’il soit encore dépendant à 91% de son marché intérieur, le mastodonte pékinois, dopé à la subvention, «a construit 20.000 kilomètres de ligne en quinze ans, souligne Yves Crozet. Il a des surcapacités énormes et il n’hésitera pas à faire du dumping pour sortir de ses frontières.»

Comment Alstom s’est-il trouvé en position de racheter Bombardier Transport ? Déjà, parce que le canadien était en mauvaise santé – sa maison mère, un conglomérat lesté d’une dette astronomique, vient également de vendre sa branche aéronautique à Airbus. Ensuite, parce qu’Alstom dispose d’un trésor de guerre issu de la vente de sa division énergie à General Electric. Enfin, parce que le groupe français a été réformé en profondeur depuis dix ans. «Dès mon arrivée au poste de P-DG de la branche transport, en 2011, j’ai lancé un plan stratégique sur trois axes, relate Henri Poupart-Lafarge : la globalisation, le renouvellement de toutes nos plateformes et la diversification de nos activités vers les services, les systèmes et la signalisation.»

Première priorité, donc, l’international. Le groupe, qui était alors trop dépendant de l’Hexagone, s’est projeté vers les pays à forte croissance, au Moyen-Orient, en Asie, et sur le continent américain. «Nous avons construit de nombreuses lignes 1 de métro, dans des villes comme Chennai, en Inde, Panama City, Hanoï, au Vietnam, ou encore Lima, la capitale péruvienne», se félicite le patron. Cette internationalisation s’est accompagnée d’un redéploiement industriel, avec «11 nouveaux sites ouverts en seulement dix ans». Afin, d’une part, de satisfaire les desiderata des clients – dans le ferroviaire, les commandes dépendent des Etats ou des collectivités locales, lesquels exigent, le plus souvent, que les trains soient construits sur place. Et, d’autre part, de réduire les coûts.

Le nouvel Alstom n’a, de ce point de vue, rien à envier au Meccano industriel mondial d’Airbus. A l’horizon 2025, 30% de l’ingénierie de l’entreprise ferroviaire sera basée en Inde, et 60% des achats, les pièces constituant 80% de la valeur d’un train, proviendront de pays où la main-d’œuvre est moins onéreuse que chez nous. «Sur nos tramways Citadis, assemblés à La Rochelle, les portes, les moteurs et certaines climatisations viennent de Chine, et les chaudrons de Pologne ou d’Ukraine. On est loin du 100% made in France», soupire le délégué central CGT d’Alstom, Boris Amoroz. Autant d’astuces pour maintenir des prix compétitifs sans sabrer les marges. Cette réduction de la part des trains et des pièces fabriquées en France se répercute sur les troupes. A effectif constant, soit environ 9.000 salariés, l’Hexagone ne représente plus qu’un quart des employés d’Alstom, contre 40% en 2011.

Ce nouveau modèle globalisé nécessite, évidemment, une attention permanente, afin de maintenir partout la même qualité. «C’est une bataille de tous les instants», insiste Henri Poupart-Lafarge. Sa méthode ? Multiplier les audits. Et ce n’est pas le Covid-19 qui a découragé ses inspecteurs ! «Ils ont pu contrôler les sites tout en restant à distance, en demandant à des salariés sur place de filmer les installations en direct», assure HPL. Même principe pour la formation des petits nouveaux. «Grâce à des lunettes connectées, nos opérateurs du Petit-Quevilly, près de Rouen, ont expliqué en temps réel à leurs homologues de Nur-Sultan, au Kazakhstan, comment installer un transformateur, ajoute-t-il. Et nos ingénieurs du Creusot ont pu aider leurs collègues américains à tester le futur TGV Boston-New York.» Bye bye les voyages d’affaires aussi chers qu’épuisants.

Exporter nos trains, nos métros et nos tramways a longtemps été un casse-tête. «Jusqu’aux années 2000, la SNCF imposait des normes très spécifiques et coûteuses, se souvient Jacques Gounon, président de Getlink et ancien numéro 2 de GEC-Alstom. De ce point de vue, on doit saluer son ancien P-DG, Guillaume Pepy, qui a simplifié le cahier des charges, tandis que la Deutsche Bahn a continué de demander à Siemens des matériels plus difficiles à vendre en dehors de l’Allemagne.» Sous la houlette de Henri Poupart-Lafarge, Alstom a développé des plateformes uniques par gamme de produits : Smart Tramway (2012), Smart Métro (2013), Smart Coradia (2014), pour tous ses trains régionaux, et enfin Smart TGV (2016).

Ce schéma, Alstom l’a calqué sur celui des constructeurs autos. A l’instar de la plateforme de la Renault Clio, qui sert aussi à fabriquer le Captur, un petit SUV, ou encore le Juke, son équivalent chez Nissan, la plateforme du nouveau TGV est modulable. Elle s’est adaptée, sans anicroche, au gabarit plus large exigé par les Américains. Une fois ce chantier de longue haleine bouclé – la durée de vie d’une plateforme ferroviaire va de quinze à trente ans –, Alstom s’est concentré sur les services et la signalisation. Et pour cause : ces deux activités permettent de dégager des marges plus juteuses que la vente de matériel roulant, tout en réduisant la dépendance aux commandes publiques. «Elles génèrent 60% de notre chiffre d’affaires contre 40% il y a dix ans», vante le P-DG.

Et demain ? Place aux trains verts. Le TGV du futur, prévu pour circuler aux Etats-Unis dès l’année prochaine et en 2023 en France, consommera «20% de carburant en moins tout en transportant 20% de passagers en plus», assure Stéphane Feray Beaumont, le directeur de l’innovation du groupe. Pour cet historique de la maison, «la priorité n’est plus la course à la vitesse, mais la durabilité». Voilà pourquoi ses équipes développent de nombreuses solutions pour améliorer la maintenance.

Les nouveaux TGV seront remplis de capteurs signalant en direct l’état d’usure des éléments des trains, y compris dans les toilettes, et qui «indiqueront en temps réel le niveau de corrosion des matériaux et de charge des fluides». En cas de panne, l’agent d’entretien saura où elle se trouve, quel outil apporter ou quelle pièce commander. Certaines pièces seront fabriquées à l’aide d’imprimantes 3D installées directement chez les opérateurs afin de gagner du temps. Enfin, les ingénieurs d’Alstom travaillent à l’optimisation des cadences. Dans les nouveaux métros, comme à Lille, l’entreprise fait circuler un train toutes les minutes contre toutes les 90 secondes auparavant. Un système semblable, installée sur la ligne de trains Paris-Lyon, connue pour être saturée, permettra d’augmenter les cadences de 20%.

Dans les bureaux d’études de Saint-Ouen (93), on met aussi le paquet sur les trains à hydrogène. «Nous sommes les seuls sur ce marché très prometteur !», assure Henri Poupart-Lafarge. Plus onéreux que les trains régionaux classiques, les trains à hydrogène sont destinés aux petites lignes non électrifiées, soit «la moitié des lignes d’Europe», dixit HPL, et sur lesquelles circulent aujourd’hui des wagons biberonnés au diesel. Son argumentaire est balisé. «La plupart des opérateurs européens, dont la SNCF, se sont engagés à se passer de diesel d’ici 2040. Il existe des solutions hybrides diesel-électrique, ou des trains avec des batteries longue distance, mais ces dernières ne peuvent pas rouler au-delà de 80 kilomètres, contre 1.000 pour nos trains à hydrogène.»

L’Allemagne semble convaincue. Elle a commandé 41 de ces Coradia iLint. L’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont également lancé des tests. Le souci est que, pour le moment, l’hydrogène qui les fait rouler n’est pas très vert. Sa production nécessite des hydrocarbures. Mais là aussi, HPL a pensé à tout. «Nous travaillons avec l’entreprise Linde et notre client LNVG en Basse-Saxe à la mise en place de la première station de recharge à hydrogène au monde destinée aux trains de passagers», dévoile Henri Poupart-Lafarge.

Alors, que des bonnes nouvelles ? Pour la direction d’Alstom, oui. Sous couvert d’un rapprochement «entre égaux», le projet de fusion avec Siemens aboutissait, in fine, à faire passer le constructeur hexagonal sous pavillon allemand. Désormais, il n’est plus question d’une fusion entre égaux, mais bien d’un rachat du canadien par le français. Certes, l’actionnaire de référence deviendra la Caisse de dépôt et placement québécoise (à 15%), mais toutes les décisions clés seront prises à Saint-Ouen.

Pour les salariés, soyons clair, c’est un peu moins net. Certes, les confortables carnets de commandes des deux mariés, 73 milliards d’euros au cumul, leur assureront du travail pour les quatre à six prochaines années, selon les sites. «Mais il y aura forcément des doublons, notamment dans les fonctions d’achats, ou chez les juristes, s’inquiète Boris Amoroz. Et les usines de Crespin et de Petite-Forêt, dans les Hauts-de-France, construisent les mêmes types de métro à seulement quelques kilomètres.» Enfin, les concurrents ne se laisseront certainement pas faire. «Siemens pourrait chercher à se rapprocher d’un autre acteur plus petit, estime le consultant Serge Chelly, comme le suisse Stadler.»

Avec 90% des appels d’offres remportés, le géant chinois CRRC règne sans partage dans son pays. Et pour cause, les marchés publics y sont inaccessibles aux Occidentaux. La réciproque n’est pas vraie. CRRC, en surcapacité, concurrence désormais Alstom, Siemens et Hitachi sur les marchés mondiaux, raflant notamment des métros en Inde et en Turquie, écoulant même ses wagons en République tchèque. Certes, son essor pourrait être ralenti par les Etats-Unis et l’Europe, moins conciliants. Mais Alstom n’en craint pas moins ce rival, dont le matériel est de bon niveau, et qui est dopé aux subventions. Le dossier est délicat. Alstom a bâti un joint-venture avec CRRC pour opérer en Chine. « Et ce joint-venture fabrique des moteurs qui sont installés dans des trains assemblés en France !», s’insurge Boris Amoroz, délégué central CGT du constructeur.

Auteur : FRANCOIS MIGUET

source : https://www.capital.fr/entreprises-marches/face-aux-chinois-le-francais-alstom-montre-ses-muscles-1383645

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